Des artistes ont recours à Facebook pour lutter contre la violation des droits d’auteur

Lucinda Turner
2022

Le groupe Facebook Fraudulent Native Art Exposed (FNAE) [l’art autochtone frauduleux mis au jour], administré depuis Vancouver, a été créé en 2017 par Derek Edenshaw (un artiste haïda) en collaboration avec Lucinda Turner. Lucinda, une alliée et sculptrice qui, pendant 27 ans, s’est associée à feu l’artiste nisga’a Norman Tait, a décidé d’agir après avoir découvert que de multiples copies non autorisées des œuvres de Norman Tait se vendaient sur Internet et dans les rues de Vancouver. Le groupe FNAE cherche à mettre au jour et à contrer la menace posée par l’explosion des contrefaçons d’œuvres d’art de la côte nord ouest de la Colombie Britannique qui sont utilisées ou revendues sur Internet, dans les marchés aux puces, dans les magasins de souvenirs, dans les rues de la Colombie Britannique et dans les galeries d’art sans se soucier de la provenance des œuvres originales. 

Des centaines de masques ont été copiés des livres Spirit Faces et Mythic Beings de Gary Wyatt, propriétaire de la Spirit Wrestler Gallery, notamment les œuvres de Norman Tait, Robert Davidson, Terry Starr et d’autres artistes. Ces livres ont été envoyés aux Philippines et les images des masques ont été copiées, puis les masques ont été reproduits et redistribués au Canada et dans le monde entier. Selon un connaissement, 350 000 kilogrammes de « masques et totems en bois » ont été trouvés dans un seul conteneur d’expédition. Ces sculptures sont vendues à un prix bien inférieur à leur valeur marchande et, pour un œil non averti, elles semblent authentiques.  

Dans une affaire particulièrement sensible, la bière BudweiserMD a reproduit une partie de l’image d’un totem sculpté par Robert Yelton (un conseiller en toxicomanie et en consommation d’alcool) et l’a transformée en une découpe de carton, qu’elle a utilisée comme support promotionnel dans différents points de vente d’alcool à travers les États Unis. 

Récemment, nous avons informé un musée européen que nous suspections qu’un masque de sa collection d’art autochtone de la côte nord ouest était un faux, ce qui a confirmé leurs soupçons quant à son authenticité. La contrefaçon et la fausse représentation touchent même les échelons les plus élevés du monde de l’art. 

Internet a créé des possibilités de commercialisation à grande échelle d’objets d’art, d’objets de cérémonie et de vêtements autochtones contrefaits. Les sites d’enchères en ligne comme eBay et Liveauctioneers.com rendent difficile toute tentative de discerner les masques autochtones authentiques des copies produites en série ailleurs. Par exemple, sur eBay, une imitation de masque fabriquée à l’étranger a été classée dans la catégorie « US Native American Masks and Headdresses » (masques et coiffes des peuples autochtones des États-Unis), une catégorie de produits autochtones authentiques, avec l’appellation « Pacific Northwest Shaman’s Ancestor Mask Hand-Carved and Signed » (masque d’un ancêtre chaman du Nord Ouest Pacifique, sculpté à la main et signé). Pour d’autres sculptures, la désignation « style autochtone » ou « style haïda » était utilisée, un subterfuge qui leur a permis de passer entre les mailles du filet de la législation américaine sur les arts et l’artisanat. 

Souvent, les « grands vendeurs » dissimulent la provenance d’une œuvre en déclarant qu’elle a été achetée lors d’une vente de succession. Une copie frauduleuse d’un masque « Thunderbird » d’un artiste haïda, créé à l’origine en 1992 pour une exposition et apparaissant dans le livre « Spirit Faces » de Gary Wyatt publié en 1994, a récemment été trouvée sur eBay au prix de 225 dollars. Le masque était classé dans les catégories « Ethnic and Cultural Collectables » (objets de collection ethniques et culturels), « US Native American Collectables (1935 to now) » (objets de collections autochtones des États-Unis de 1935 à aujourd’hui), « US American Masks and Headdresses » (coiffes et masques des États-Unis) et décrite comme « Northwest Coast Wooden Mask, signed, Eagle Thunder Dog, 1982 » (masque en bois de la côte Nord Ouest, signé Eagle Thunder Dog, 1982). Le vendeur a expliqué que la signature et la date semblaient être floues, mais il s’est porté garant de l’authenticité de l’œuvre de l’artiste en déclarant [TRADUCTION] « par le passé, j’ai vendu des masques en bois de la côte Nord Ouest produits par ce même artiste sans jamais avoir de problèmes, je me suis procuré une belle sélection de ses œuvres auprès de sa succession dans l’Oregon. Il s’agit de belles pièces, elles viennent d’un descendant des Chippewa… » Les membres du groupe FNAE trouve régulièrement des versions du masque original en vente sur des sites en ligne. 

Nous avons découvert une méthode de contrefaçon courante qui consiste à redessiner ou à copier des dessins afin de les revendre comme s’il s’agissait d’originaux. Parfois, des modèles de couvertures à boutons sont transformés en couettes et en vêtements de ville, et des images d’œuvres originales et es dessins « d’inspiration autochtone » sont imprimés sur des chandails, des tasses et des oreillers. Il est rare qu’un des artistes originaux soit contacté pour obtenir son autorisation ou qu’il soit crédité pour son propre travail. Un artiste canadien a fait un commentaire sur la page du groupe FNAE en identifiant l’artiste original du masque copié : [TRADUCTION] « ce masque de chef est une copie du masque de mon père! » Un autre artiste nous a dit qu’une photo de faux totems l’avait fait pleurer parce qu’il s’agissait des totems de sa famille qui avaient été reproduits par des entreprises étrangères. 

Après avoir discuté avec une dizaine d’avocats canadiens et américains, nous avons appris que même si les masques étaient des copies directes, les artistes canadiens ne peuvent faire appliquer les lois sur la violation des droits d’auteur que pour une œuvre à la fois en raison de l’absence de législation sur les fausses représentations au Canada. En revanche, la loi américaine criminalise la fausse représentation de l’art autochtone, et le gouvernement américain a même créé une ligne d’aide pour dénoncer les œuvres d’art contrefaites. Un propriétaire de bijouterie américain a récemment été condamné, en vertu de la loi américaine sur les arts et l’artisanat, à six mois d’emprisonnement et à une amende de 9 000 dollars pour avoir vendu frauduleusement des bijoux fabriqués aux Philippines et annoncés comme étant de fabrication « amérindienne ». 

Lorsque des membres du groupe FNAE trouvent des sites Internet (plateformes de contenu généré par les utilisateurs) qui vendent des copies d’œuvres d’art de la côte Nord Ouest sans reconnaître ou rémunérer les artistes originaux, nous en informons l’artiste et, avec son autorisation, nous déposons une plainte officielle par l’intermédiaire du site Web. Dans la plupart des cas, les lettres demandant le retrait d’une œuvre entraînent le retrait des dessins visés en temps opportun.  

Les acheteurs ont le droit de savoir qui sont les artistes et d’où proviennent les œuvres. En 2019, B.C. Tourism a estimé que l’industrie du tourisme générait des retombées économiques de l’ordre de 18 milliards de dollars. La même année, l’équipe de The Discourse (un magazine en ligne) a découvert, après avoir vérifié des boutiques touristiques, que 62,5 % d’entre elles vendaient aussi bien des produits authentiques que des produits inauthentiques, disposés côte à côte sur leurs étagères, et que seulement 25 % des magasins de Vancouver vendaient exclusivement des articles authentiques dont ils pouvaient confirmer qu’ils avaient été produits par, ou en collaboration avec, des artistes autochtones reconnus et rémunérés pour leur travail. 

Lorsque nous avons trouvé une imitation du masque « Shaman » d’Arlene Ness vendu pour 400 dollars dans une boutique de souvenirs de Vancouver, le personnel de la boutique m’a indiqué que des Indiens de la réserve l’avaient sculpté, mais qu’ils n’en faisaient plus beaucoup désormais. Des galeries réputées font la promotion des artistes et créent des marchés d’art légitimes en s’assurant que les œuvres qu’elles vendent proviennent de sources authentiques. Toutefois, deux importantes galeries de la Colombie Britannique ont récemment fermé leurs portes : la Spirit Wrestler Gallery et Hills Arts and Crafts. 

Il existe des moyens de protéger ces expressions culturelles traditionnelles contre le mésusage et l’identification erronée. Avant tout, l’art autochtone doit être identifié clairement afin qu’il soit facile pour un acheteur de déterminer si une œuvre est authentique ou non. Les artistes autochtones de la côte Nord Ouest ont besoin d’un système tel que l’étiquette canadienne Igloo, qui protège les artistes inuits contre la fraude, l’appropriation culturelle et le vol en distinguant les œuvres inuites authentiques de celles qui ne font qu’utiliser l’imagerie de l’Arctique. Par ailleurs, la mise sur pied d’un registre des artistes autochtones permettrait d’établir un lien direct avec le portfolio d’un artiste et de fournir à ce dernier un endroit où documenter ses dessins, contrôler sa propriété intellectuelle et suivre ses œuvres à mesure qu’elles sont vendues. 

Nous avons besoin d’une loi et d’un régime de sanctions pécuniaires pour les fausses déclarations concernant l’origine d’une œuvre (comme aux État-Unis) afin de décourager cette pratique endémique. Les agents des douanes doivent être habilités à retenir ou à interdire l’expédition non autorisée d’œuvres d’art qui ne sont pas conformes aux lignes directrices établies. 

Il faudrait distribuer, dans les secteurs touristiques et sur les traversiers, des brochures d’information sur la façon d’acheter des œuvres d’art autochtone et sur les endroits où le faire afin que le public sache comment identifier les œuvres authentiques et quoi demander lors de l’achat d’une œuvre. Le personnel peut-il vous dire d’où vient le produit, quel est le nom de l’artiste et de sa nation, si l’artiste reçoit des redevances? 

Le Canada doit agir sans attendre pour légiférer et appliquer ces lois afin que les contributions considérables des peuples autochtones au patrimoine culturel et artistique de notre pays, et à leur propre mode de vie, ne soient plus volées, copiées et détournées par des commerçants sans scrupules. 


Lucinda Turner

Lucinda Turner (1958) a étudié l’art à l’Emily Carr University of Art + Design et les sciences au Langara College, à Vancouver, en Colombie-Britannique. En 1990, Mme Turner a commencé un apprentissage auprès de l’artiste nisga’a Norman Tait (1941-2016), qui s’est transformé en un partenariat de 26 ans. En 1995, ils ont ouvert la Wilp’s Tsa-ak Gallery-House of the Mischievous Man et créé l’école de sculpture Klee Wyck Carvers, toutes deux situées à West Vancouver. Ils ont réalisé deux commandes pour la Bourse de Vancouver, ainsi que de nombreuses autres sculptures qui font partie de collections privées et publiques du monde entier.

Peu après le décès de M. Tait en 2016, Mme Turner a découvert que des copies contrefaites de ses masques étaient vendues sur Internet, ce qui l’a amenée à créer trois groupes sur Facebook : « Fraudulent Native Art Exposed and More » (créé par Derek Edenshaw), qui traite de l’utilisation abusive, de l’appropriation et du vol de l’art et des dessins autochtones, « Native Art Direct from Artists », qui présente l’art autochtone actuel et passé de la côte du Nord-Ouest, ainsi que « Museum Collections Unlocked », qui contient des bases de données de musées du monde entier. Le travail le plus récent de Mme Turner a consisté à créer avec Bree Madory le Pacific Northwest Coast Artists Registry, une liste de plus de 1 000 artistes autochtones de la côte du Nord-Ouest comprenant des photos et des coordonnées.

« Nous avons besoin d’une loi et d’un régime de sanctions pécuniaires pour les fausses déclarations concernant l’origine d’une œuvre (comme aux États-Unis) afin de décourager cette pratique endémique. »

Lucinda Turner

« En tant que créateur à l’origine d’un nouveau courant artistique au sein de l’art contemporain autochtone, Norval Morrisseau a mis le milieu artistique canadien au défi de faire de la place à l’art autochtone et à faire réfléchir les Canadiens au sujet de l’esthétique autochtone, et a introduit la spiritualité dans un marché qui, en 1962, était dominé par l’art abstrait. »

Carmen Robertson