Arrêt sur image

Anne Lajla Utsi
2022
Presidents of the Sámi Parliaments in Norway, Sweden and Finland and Sámi Council and the Verddet group during the signing of the agreement with Walk Disney Animation Studios in Oslo in September.
Les présidents des parlemnts samis de Norvège, de Suède et de Finlande ainsi que le Conseil sami et le groupe Verddet lors de la signature de l’accord avec les studios d’animation Walt Disney à Oslo en septembre. De gauche à droite : Per Olof Nutti (président du Parlement sami de Suède), Cecile Pærsson, Aili Keskitalo (présidente du Parlement sami de Norvège), Åsa Larsson Blind (président du Conseil sami), Christina Hætta, Anne Lajla Utsi, Veli-Pekka Lehtola, Piia Nuorgam, Karen Anne Buljo et Tiina-Sanila Aikio (présidente du Parlement sami de Finande). Photographie prise par International Sámi Film Institute.

Pendant longtemps, les industries du cinéma et de la télévision se sont approprié les histoires et les récits des peuples autochtones. Cette appropriation a eu de grandes conséquences sur la vie des peuples autochtones du monde entier. On nous raconte toujours la même histoire, qui réunit les mêmes éléments : « un héros pionnier, un animal mythique, un chaman, et une femme autochtone qui tombe amoureuse du héros pionnier ». Ce scénario – ou un autre du même genre – est utilisé dans des films comme Pocahontas et Il danse avec les loups, ainsi que dans la série télévisée Midnight Sun, entre autres.

Les peuples autochtones n’ont jamais eu le pouvoir de s’affirmer au cinéma et à la télévision. Ce sont toujours des producteurs de contenu non autochtones qui ont les ressources et les possibilités de carrière nécessaires pour raconter nos histoires, et soit ils romancent nos vies, soit ils créent des images stéréotypées qui deviennent l’« unique histoire » des peuples autochtones. Le pouvoir de s’affirmer est tributaire de l’argent, et lorsque nous, les peuples autochtones, ne disposons pas de nos propres organismes de financement pour le cinéma et la télévision – des parties intéressées qui pourraient soutenir nos propres scénarios –, la stigmatisation créée par la déformation de notre histoire peut se poursuivre. Nous ne pourrons jamais nous défaire des étiquettes coloniales et stéréotypées qui nous cantonnent dans des rôles d’êtres « mystérieux et exotiques » si nous n’avons pas la possibilité de raconter nos propres histoires.

Quand j’ai appris que les cinéastes de La Reine des neiges II allaient visiter la Laponie (Sápmi) en 2016, je me suis dit : « Eh voilà, c’est reparti… » Ils ont rencontré divers représentants samis et ont voyagé dans de nombreux endroits de la région. À l’époque, j’ai été interviewée par NRK Sápmi, une unité de la société de radiodiffusion norvégienne qui produit des actualités et d’autres programmes en langue same pour la radio, la télévision et Internet, et j’ai dit que nous nous attendions à ce que Disney donne quelque chose à notre peuple en retour si l’entreprise souhaitait s’inspirer de notre culture. Nous nous attendions à tout le moins à ce qu’une version du film doublée en same soit offerte. En toute honnêteté, je pensais que cela n’arriverait jamais.

Le Parlement et le conseil sami ont également appris que les cinéastes de La Reine des neiges II avaient rendu visite aux Samis. Ils ont donc écrit une lettre commune à la Walt Disney Company et au producteur du film, Peter Del Vecho, pour les inviter à collaborer avec nous. La lettre soulignait le principe du consentement préalable, libre et éclairé, et que le film devait être culturellement sensible et adapté à la culture samie. Ils ont également invité Disney à retourner en Laponie pour une rencontre. Peter Del Vecho a accepté l’invitation, et lui et les cinéastes sont revenus.

C’était le début de quelque chose s’apparentant à un incroyable conte de fées; non seulement l’histoire qui a ultimement été mise en film, mais aussi l’histoire de la collaboration entre les créateurs du film et le peuple sami. Le Parlement sami de Norvège a mis sur pied un groupe consultatif sami, appelé « Verddet », chargé de travailler en étroite collaboration avec les cinéastes. J’ai été l’une des personnes invitées à prendre part aux activités du groupe.

La première rencontre entre Verddet et les représentants de Walt Disney Animation Studios (WDAS) a eu lieu à Oslo. Nous avons discuté de l’inspiration samie du film, et il nous est apparu très clairement que l’histoire était beaucoup plus inspirée par notre culture que nous l’avions anticipé. Cela a soulevé beaucoup de questions délicates pour nous au sein du groupe consultatif sami; par exemple, avons-nous reçu de notre peuple le mandat de permettre aux cinéastes d’utiliser des éléments particuliers de notre culture? Après mûre réflexion, nous avons conclu qu’étant donné que l’histoire était fortement inspirée par notre culture et que WDAS avait également conclu un très bon accord avec notre peuple, nous permettrions aux cinéastes d’utiliser des éléments propres à notre culture dans l’histoire de leur film, comme l’apparence des vêtements et des objets et le concept de lien spirituel avec la nature.

La collaboration entre Verddet et les cinéastes s’est poursuivie très étroitement jusqu’au printemps 2019, puis nous sommes allés visiter WDAS au mois d’avril de la même année. WDAS est situé à Burbank, à Los Angeles – un long voyage pour nous depuis la Laponie, dans l’Arctique. À ce moment-là, les cinéastes nous ont présenté une première version du film. Nous avons discuté de certains éléments de l’histoire de « Northuldra » (personnages de La Reine des neiges II inspirés des Samis), et nous nous sommes tous sentis à l’aise par rapport au film. Nous avons également rencontré les animateurs qui travaillaient sur le film, et avons eu des discussions détaillées avec eux sur les vêtements et d’autres considérations esthétiques. Nous avons trouvé fascinant et inspirant de rencontrer les responsables de l’animation et tous les cinéastes de La Reine des neiges II, et de voir leur travail acharné et leur expertise prendre forme dans les éléments visuels du film.

On pourrait penser qu’une immense entreprise comme WDAS se soucie uniquement de ses intérêts commerciaux, mais en travaillant étroitement avec les cinéastes, nous avons eu le sentiment que ce qui importe avant tout pour eux, c’est l’histoire. Ils sont des conteurs de calibre mondial, et l’histoire était toujours au centre de leur travail. Le groupe Verddet a trouvé que la collaboration avec les créateurs de La Reine des neiges II était vraiment respectueuse et professionnelle, et que les cinéastes ont fait tout leur possible pour suivre nos conseils. Nous avons senti qu’ils souhaitaient vraiment être respectueux de la culture samie, ce qui a établi une très bonne base de confiance pour une saine collaboration.

L’accord entre WDAS et le peuple sami représente un changement important pour le monde du cinéma et de la télévision sami et autochtone. Il s’agit là d’une étape prometteuse pour une collaboration respectueuse entre les producteurs (grands ou petits) et les peuples autochtones à l’avenir.

Dans le cadre de cet accord, WDAS a doublé le film en langue same du Nord, et la première de cette version du film présentée dans toutes les régions de la Laponie a accueilli d’innombrables petites princesses samies Elsa et Anna. Une mère nous a dit plus tard que sa fille pensait qu’elle pouvait maintenant choisir la langue same pour tous les autres films : [TRADUCTION] « Choisis la langue same pour le film, maman! » La nouvelle compréhension de cette petite fille est quelque peu douce-amère. La Reine des neiges II est l’un des deux seuls longs métrages doublés dans notre langue; toutefois, nous espérons que cette collaboration servira d’exemple même pour le doublage des contenus cinématographiques et télévisuels existants dans les langues autochtones.

La collaboration fructueuse avec WDAS est le fruit du travail acharné de nombreux Samis, de dirigeants politiques samis, du groupe Verddet, de l’équipe de doublage en langue same et de bien d’autres encore. Et même si cela a été parfois difficile, nous pouvons vraiment en être fiers.


Anne Lajla Utsi

Issue du peuple sami, Anne Lajla Utsi habite dans le village sami de Kautokeino, en Norvège, au nord du cercle arctique. Depuis 2009, elle y travaille comme directrice générale de l’International Sami Film Institute (ISFI), dont elle est l’une des fondatrices.

Mme Utsi possède une formation de documentariste. Dans le cadre de son travail à l’ISFI, elle a orienté une nouvelle génération de cinéastes samis, et l’ISFI représente un tournant dans la production cinématographique samie, qui a augmenté de 46 % au cours de cette période et que l’on doit à des réalisatrices dans une proportion de 67 %.

L’ISFI a également entrepris plusieurs collaborations internationales avec des cinéastes autochtones comme l’Indigenous Film Circle, l’Arctic Film Circle et Arctic Chills, ainsi que la création de l’Arctic Indigenous Film Fund, dont Mme Utsi est également membre du conseil d’administration.

Mme Utsi travaille dans l’industrie du cinéma et des médias depuis 25 ans à titre de réalisatrice, directrice de festival de cinéma, journaliste et productrice. Elle est membre du conseil sami des programmes médiatiques, et elle a été conseillère auprès des studios d’animation Walt Disney, dans le groupe d’experts culturels samis qui ont collaboré avec les réalisateurs de La Reine des neiges II. Elle est également membre du groupe de réflexion lapon Jurddabeassi organisé par le Sámi Council. Elle est membre de l’Académie européenne du cinéma, et a également été conseillère pour le cinéma autochtone à la Berlinale. Mme Utsi fait partie de jurys de films nationaux et internationaux, est mentore dans le cadre de divers laboratoires et ateliers de cinéma, et représente le cinéma autochtone lors de conférences et de séminaires dans le monde entier. Elle est titulaire d’un baccalauréat en production de documentaires et en production télévisuelle du Lillehammer College, en Norvège. Dans le domaine cinématographique, elle a établi un solide réseau de partenaires internationaux, notamment le Sundance Film Institute, le Fonds des médias du Canada, l’Académie européenne du cinéma, la Berlinale, le Maoriland Film Hub et bien d’autres encore.