Élaboration et mise en œuvre du droit de suite pour les artistes visuels autochtones australiens

Patricia Adjei
2022

Contexte

Le droit de suite découle de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques.1 Article 14 de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886)  Ce droit permet le versement de redevances aux artistes visuels lorsque leurs œuvres d’art sont revendues sur le marché secondaire. Par « marché secondaire », on entend le marché sur lequel les œuvres sont vendues une deuxième fois ou plus après une première vente, le plus souvent par l’intermédiaire d’une maison de vente aux enchères, d’un marchand d’art autochtone ou d’une galerie. La raison politique qui sous tend ce droit est que le prix des œuvres de nombreux artistes visuels augmente au cours de leur vie et après; il s’agit donc d’un moyen de fournir un revenu aux artistes et à leurs familles. Comme vous pouvez l’imaginer, les artistes visuels autochtones d’Australie ont vu des quantités records de leurs œuvres être revendues, et beaucoup d’entre eux n’ont pas obtenu de rémunération pour leurs œuvres. De nombreux groupes de défense australiens, tels que l’Australia Council for the Arts, la National Association for Visual artists, Viscopy, la Copyright Agency et l’Arts Law Centre of Australia, ont appelé à la mise en œuvre de la loi sur le droit de suite en Australie afin de fournir aux artistes visuels un futur revenu potentiel provenant de la revente de leurs œuvres.

Entrée en vigueur de la Resale Royalty Act 2010 (loi de 2010 sur le droit de suite)

Le 9 juin 2010, la Resale Royalty Act (loi sur le droit de suite) a été adoptée en Australie. La loi stipule que tous les artistes visuels australiens doivent recevoir une redevance de 5 % lorsque leurs œuvres d’art sont revendues sur le marché pour plus de 1 000 dollars australiens lors d’une deuxième vente ou d’une vente ultérieure. Ce droit dure toute la vie de l’artiste et plus de 70 ans après son décès. Cette loi est désormais applicable en Australie, et tous les professionnels du marché de l’art, tels que les galeries, les marchands, les grossistes et les maisons de vente aux enchères, doivent verser ce droit de suite à l’organisme chargé de l’application de cette loi, soit la Copyright Agency (l’agence du droit d’auteur). La Copyright Agency est la société de perception ou l’organisme de gestion des droits d’auteur qui collecte et distribue les droits d’auteur pour les écrivains, les éditeurs et les artistes visuels.2 www.copyright.com.au et www.resaleroyalty.org.au sont deux sites Web pertinents de la Copyright Agency Pour pouvoir mettre en œuvre le nouveau droit de suite, il était très important de travailler avec des professionnels du marché de l’art; c’est pourquoi la Copyright Agency disposait d’un comité consultatif de professionnels du marché de l’art composé de galeristes, de marchands et de représentants de maisons de ventes aux enchères de tout le pays. De cette façon, toute préoccupation ou question soulevée par ces parties prenantes pouvait être comprise et abordée. En 2010 2011, un comité consultatif d’artistes visuels a également été mis sur pied, et celui-ci a contribué à faire connaître ce nouveau droit important pour les artistes visuels au sein de la communauté des arts visuels. Le gouvernement australien a apporté un soutien initial à la mise en œuvre du régime de redevances sur la revente, qui comprenait un nouveau système de technologie de l’information, les frais divers engagés par le comité consultatif et les frais de déplacement du responsable de la mobilisation des peuples autochtones dans les communautés éloignées, régionales et urbaines afin de faire connaître la nouvelle loi aux artistes autochtones. La Copyright Agency prélève des frais d’administration modestes, de l’ordre de 10 à 13 % des redevances, pour couvrir ses coûts. En 2013, le régime a été revu afin que tous les acteurs du secteur des arts visuels puissent fournir leurs commentaires sur ce dernier. Certaines parties prenantes ont encore montré du mécontentement à propos de ce régime, mais la plupart des artistes visuels sont heureux qu’il soit en vigueur, d’autant plus qu’il permet à de nombreux artistes autochtones de bénéficier du droit de suite. 

Effet sur les artistes visuels autochtones australiens 

En 2009, l’Australie comptait environ 12 800 artistes visuels professionnels. Depuis le 31 décembre 2019, des redevances de huit millions de dollars australiens ont été versées aux artistes visuels australiens. Plus de 64 % des artistes recevant des redevances sont des artistes autochtones australiens, et ils ont reçu 38 % du total des redevances 3 www.resaleroyalty.org.au. En tant que gestionnaire de la mobilisation des peuples autochtones, poste que j’ai occupé de 2011 à 2016, mon rôle consistait à voyager dans les communautés régionales, éloignées et urbaines d’Australie afin d’expliquer aux artistes visuels autochtones en quoi consistait le régime du droit de suite et de les y inscrire. J’ai également réussi à rencontrer la famille d’Albert Namatjira, le premier artiste visuel autochtone australien de renommée internationale, qui n’avait jamais reçu de redevances pour ses œuvres, ses droits d’auteur ayant été cédés à un éditeur par le gouvernement du Territoire du Nord à la suite de son décès en 1959. Après ces réunions de famille, nous avons inscrit tous les petits

« Il s’agissait d’une étape monumentale pour les descendants de M. Namatjira, et il était très émouvant de pouvoir leur accorder une certaine reconnaissance et des avantages économiques… »

enfants et arrière petits enfants de M. Namatjira pour qu’ils reçoivent les éventuels droits de suite lorsque ses tableaux seraient revendus commercialement. Il s’agissait d’une étape monumentale pour les descendants de M. Namatjira, et il était très émouvant de pouvoir leur accorder une certaine reconnaissance et des avantages économiques pour la revente des grandes œuvres de leur grand-père et arrière-grand-père. Cela a servi d’inspiration à la famille, qui s’est alors battue pour récupérer les droits d’auteur associés à la succession de M. Namatjira. Finalement, en octobre 2018, les droits d’auteur ont été cédés aux membres de la famille Namatjira, ce qui constituait une énorme victoire ! Albert Namatjira a vécu dans la pauvreté, et ses magnifiques aquarelles sur papier valent aujourd’hui plus de 20 000 dollars australiens sur le marché secondaire en Australie. Il s’agissait donc d’une étape importante pour les membres de sa famille de recevoir les redevances du droit de suite, et ils peuvent aussi désormais reproduire ses œuvres pour toucher des redevances de droit d’auteur.

Les avantages qui assurent la viabilité économique de nombreux artistes visuels autochtones sont formidables. De nombreux artistes autochtones plus âgés qui ne sont pas en mesure de réaliser autant d’œuvres que les plus jeunes profitent de ces avantages et, lorsqu’ils décèdent, il s’agit d’une source de revenus continue pour leur famille également. Beaucoup d’artistes autochtones qui perçoivent ces redevances vivent dans le Territoire du Nord, qui présente de nombreux cas d’exploitation, car des marchands sans scrupules profitent encore des artistes vulnérables qui ne savent pas lire ou écrire l’anglais ou qui parlent de nombreuses autres langues autochtones avant l’anglais, qui constitue parfois leur quatrième ou cinquième langue. Ce nouveau droit pour les artistes visuels autochtones signifie que s’ils ont vendu leurs œuvres à bas prix initialement, et que leurs œuvres sont revendues commercialement pour plus de 1 000 dollars australiens, ils recevront alors des redevances sur la revente. Le régime a permis d’obtenir le résultat escompté pour la politique, à savoir assurer la viabilité économique des artistes visuels qui ont de faibles revenus et qui ont besoin de ce revenu supplémentaire. 

Conclusion

La loi sur le droit de suite en Australie, qui est entrée en vigueur en 2010, est considérée comme une grande victoire pour les artistes visuels, en particulier les artistes visuels Autochtones. La mise en place de ce régime a d’abord été mal accueillie par les médias en raison de la chute du marché secondaire australien, mais d’autres facteurs ont affecté le marché australien des arts visuels, notamment la crise financière mondiale et les modifications apportées aux lois australiennes sur les pensions de retraite en ce qui concerne l’investissement dans l’art. Le droit de suite a apporté plus de transparence à l’industrie des arts visuels, et un plus nombre d’artistes sont au courant de la vente de leurs œuvres d’art. Le régime a atteint l’objectif clé consistant à favoriser les artistes australiens des arts visuels. Il sera intéressant de voir si ce droit seront introduits dans d’autres pays compte tenu du fait qu’il a profité aux artistes visuels autochtones, comme prévu.

Notes de bas de page :

  • 1
     Article 14 de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886) 
  • 2
     www.copyright.com.au et www.resaleroyalty.org.au sont deux sites Web pertinents de la Copyright Agency
  • 3
     www.resaleroyalty.org.au

Patricia Adjei

Patricia Adjei est une Wuthathi de l’île de Mabuiag et une Ghanéenne de Sydney, en Australie. Elle est titulaire d’un baccalauréat ès arts et d’un baccalauréat en droit de la University of New South Wales. Elle travaille actuellement à l’Australia Council for the Arts à titre de directrice des arts et de la culture des Premières Nations. Auparavant, elle était gestionnaire de la mobilisation des peuples autochtones pour l’entreprise Copyright Agency l Viscopy. Elle a reçu une bourse Churchill en 2018 pour étudier l’application pratique des lois qui protègent les droits culturels des peuples autochtones aux États-Unis et au Panama.

Elle a fait partie du Aboriginal and Torres Strait Islander Advisory Panel (comité consultatif des peuples autochtones et des insulaires du détroit de Torres) de la ville de Sydney, et a été membre du conseil d’administration du festival des arts contemporains du Pacifique et du conseil des arts de la scène de Moogahlin.

En 2010, Mme Adjei a travaillé à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) à titre de boursière en droit de la propriété intellectuelle autochtone. Ce poste a permis de mieux comprendre le travail que la Division du savoir traditionnel effectue en tant que Secrétariat du processus normatif international sur les projets d’instruments internationaux relatifs aux savoirs traditionnels. Adjei a également travaillé comme avocate au Arts Law Centre of Australia et à la National Indigenous TV. Elle est également une auteure publiée, et elle a écrit plusieurs articles et un chapitre d’un ouvrage sur les droits de propriété intellectuelle culturelle des peuples autochtones.