Je m’appelle Carey Newman. Mon nom traditionnel est Hayalthkin’geme. Du côté de mon père, mes ancêtres sont issus des Premières Nations Kwakwaka’wakw et Sto:lo. Du côté de ma mère, ils sont anglais, irlandais et écossais. En grandissant, ces multiples origines m’ont souvent fait remettre en question mon identité culturelle, mais au fil du temps, il est devenu évident que c’est mon expérience en tant que membre des Premières Nations dans un pays né du colonialisme qui a eu la plus grande influence sur la définition de mon art et de ma vision du monde. C’est en m’inspirant de ma compréhension de mes origines que j’ai réalisé la Couverture des témoins. C’est également à partir de cette même perspective que je vous écris aujourd’hui.
À l’été 2017, les effets de plus de quatre ans de voyage commençaient à se faire sentir sur les différentes surfaces de la Couverture des témoins. Jusqu’alors, je considérais chaque éraflure et chaque bosse comme un élément de sa collection unique d’histoires, comme une preuve du passage des nombreuses mains qui ont aidé à déballer, à installer et à bénir cette installation par les moyens cérémoniels de chaque territoire traditionnel visité. Tout au long de son parcours, la Couverture des témoins a cumulé des expériences, entendu des histoires et recueilli des offrandes de remèdes et de nouveaux objets, évoluant au sens figuré et au sens propre au fil des nombreux arrêts qu’elle a faits et des innombrables kilomètres qu’elle a parcourus. Finalement, le poids de tout cela a commencé à exercer une légère pression sur la structure et, dans l’intérêt de l’œuvre d’art, il est devenu évident que le moment était venu de mettre fin à son périple sur la route.
Même si je savais qu’inévitablement, ce jour viendrait, des dates avaient déjà été réservées pour la tournée jusqu’à la fin de 2021 et je n’avais pas encore fait de plans pour une installation à long terme. Cependant, j’avais pensé à plusieurs lieux possibles pour l’accueillir, dont le Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP). Outre l’attrait du bâtiment lui même et la possibilité d’y trouver une place pour l’histoire des pensionnats indiens et du génocide colonial parmi les autres violations des droits de la personne et autres atrocités commises dans le monde, le MCDP se trouve à la confluence des rivières Rouge et Assiniboine, à Winnipeg, soit le carrefour de routes commerciales autochtones qui précédaient la fondation du Canada. Cela en fait un lieu symbolique puissant où une telle collection de pièces et d’histoires sur les traumatismes concentriques du colonialisme pourrait vivre sa vie. C’est pour cette raison, et en raison des relations établies lorsque le MCDP a accueilli la Couverture des témoins lors de la visite initiale, que j’ai fait du MCDP mon premier choix.
Lors de la première rencontre organisée dans le but de discuter de la possibilité que le MCDP fasse l’acquisition de la Couverture des témoins pour sa collection permanente, ma seule certitude était que je ne voulais pas que cette acquisition prenne la forme d’une transaction normale où je vendrais la propriété d’une œuvre d’art, comme je l’avais fait tant de fois auparavant. De l’idée initiale jusqu’à la fabrication de l’œuvre, en passant par la collecte de morceaux, ma compréhension de la Couverture des témoins et ma relation avec elle ont évolué. En tant que sculpteur, j’ai appris à respecter les matériaux que j’utilise, un concept ancré dans les enseignements traditionnels qui consistent à respecter le passé, à honorer le présent et à prendre ses responsabilités face à l’avenir. Cette conception est également liée à la tradition Kwakwaka’wakw d’a̱wi’nakola, qui consiste à ne faire qu’un avec la terre, l’air, les eaux, le ciel et tout ce qui s’y trouve. Cependant, lorsque les survivants des pensionnats indiens et les membres des différentes communautés m’ont confié leurs souvenirs personnels, j’ai pu constater qu’en changeant mon médium d’une matière première à des objets rassemblés, et mon processus de sculpture solitaire en un assemblage communautaire, mon niveau de responsabilité avait changé. En effet, chaque objet avait une histoire unique qui comportait de nombreuses significations et relations. Je n’étais plus seulement responsable de l’arbre que je sculptais, ou de l’animal dont j’incorporais le corps dans mon ouvrage; j’étais responsable de chacune des multiples histoires que contenait chaque morceau rassemblé, des personnes qui me les avaient confiées, et aussi de la vérité collective qu’ensemble, elles représenteraient.
Ces choses ne m’appartenaient pas. Je faisais partie d’un récit plus vaste, et bien que je me sente maître de mon processus de création, je n’ai jamais considéré la Couverture des témoins comme un bien dont j’étais le propriétaire. Il ne m’appartenait donc pas de la vendre, mais en la confiant aux soins du Musée, je voulais m’assurer que sa valeur intrinsèque soit reconnue. Comment donc peut-on vendre quelque chose qui ne nous appartient pas? C’est impossible. Ainsi, plutôt que de traiter l’œuvre comme un bien inanimé, je me suis inspiré de la façon dont les Kwakwaka’wakw considèrent nos masques sacrés comme des ancêtres vivants – en chantant pour les réveiller lorsqu’il est temps de tenir une cérémonie –, et j’ai demandé que nous placions tous les droits légaux associés à l’entente sur la Couverture des témoins, comme une entité à part entière. Au lieu de fixer un prix pour la transaction, j’ai demandé si le Musée était prêt à investir dans la couverture la même somme que celle qui a été investie pour la fabriquer au départ. Nous pourrions ainsi payer pour restaurer et conserver la couverture originale, en faire une réplique pour qu’elle voyage à sa place, mettre gratuitement à disposition le documentaire qui raconte une partie de l’histoire de sa signification, de la création et de l’inspiration de la couverture et, finalement, établir un projet de legs.
Comme je ne pouvais pas renoncer à mes responsabilités plus que je ne pouvais vendre la Couverture des témoins, nous sommes devenus des partenaires d’intendance. Plutôt que de négocier pour nous protéger et nous prémunir contre toute éventualité, nous avons convenu que tous les droits reviennent à la Couverture, et nous avons ainsi pu nous concentrer sur nos responsabilités communes. En apportant le petit changement qui consiste à se concentrer sur la responsabilité plutôt que sur les droits, la négociation est devenue moins positionnelle et nous avons pu élaborer une méthode de collaboration pour prendre des décisions dans l’intérêt supérieur de l’œuvre d’art et des histoires qu’elle véhicule. Il s’agissait d’un accord basé sur les relations, non seulement entre nous, mais aussi avec la Couverture des témoins.
En travaillant ensemble, nous avons pu exprimer en mots nos visions de l’avenir de la Couverture et de nos relations, et les écrire sur papier sous la forme d’un contrat juridique. Pourtant, une fois couché sur le papier, le langage a une façon de changer de sens lorsqu’il est lu par une autre personne, dans un contexte différent ou à une autre époque. Je savais que toutes les personnes qui ont participé à l’établissement de cet accord ne seraient pas toujours là pour faire respecter nos intentions à l’avenir. Pour trouver une solution, je me suis tourné à nouveau vers mes traditions, cette en reprenant la pratique de transmettre nos traditions à travers les générations par des récits oraux. Lors des cérémonies, nous appelons des témoins et nous les payons pour qu’ils se souviennent des choses qu’ils ont vues et les transmettent. Nous avons donc convenu qu’une fois que nous aurions conclu un contrat écrit, nous le mettrions en œuvre dans le cadre d’une cérémonie traditionnelle. La Couverture des témoins. Photographie prise par Jessica Sigurdon, Musée canadien pour les droits de la personne.
Le 16 octobre 2019, dans une grande maison appelée « Kumugwe », dans la Première Nation K’omoks, une cérémonie a eu lieu pour confirmer l’accord d’intendance entre moi et le Musée canadien des droits de la personne. Les paroles prononcées à cette occasion par l’ancien président directeur général du MCDP, John Young, et moi même ont été corroborées par les témoins convoqués. Nous avons dansé, nous avons festoyé, et ensemble, nous partageons maintenant la responsabilité de veiller sur la Couverture des témoins.
Je suis un sculpteur du matériel et de l’immatériel. Pour transformer le bois, la pierre et l’acier, et pour disposer et relier les pièces qui composent la Couverture des témoins, mes mains et mes outils sont les mêmes que ceux des autres. Cependant, les outils qui façonnent l’immatériel sont un ensemble d’inspirations et d’idées qui s’associent à mon travail et aux pensées des autres pour repousser, même imperceptiblement, les limites des réalités que nous connaissons, et ce, en façonnant et en refaçonnant nos relations avec le monde qui nous entoure. Je suis, à mon tour, transformé par le processus lui-même. De la même manière que mon peuple croit que nous sommes la terre et que la terre est nous, je suis à la fois le créateur et le médium, un outil qui se façonne et se refaçonne par le processus de création, ainsi que par les réflexions et les pensées des autres. C’est une évolution qui se poursuit au fil du temps et qui m’a conduit à conclure cet accord de cette manière.
Les relations peuvent être examinées à plusieurs niveaux. Tout comme ma relation avec mon œuvre d’art, la signification de cet accord et la relation qu’il régit se transformeront au fil du temps. Cela dit, pour l’instant, il s’agit d’un exemple de musée et de société d’État portant les histoires chargées des deux institutions, qui changent leur relation avec un artiste et une œuvre d’art. Il s’agit d’un exemple de décolonisation d’un processus juridique où l’on imagine et aborde les choses différemment. Il s’agit de l’acceptation des différences et de la recherche d’un moyen d’améliorer les choses dans les deux perspectives. Hemaas – c’est tout. Gilakasla.
Carey Newman
Carey Newman, dont le nom traditionnel est Hayalthkin’geme, est un artiste autochtone pluridisciplinaire, maître sculpteur, cinéaste, auteur et orateur. Du côté paternel, il est d’origine Kwakwaka’wakw, des clans Kukwekum, Giiksam et WaWalaby’ie, du nord de l’île de Vancouver, et Salish de la côte de la Première Nation Cheam (Sto:lo), de la région de la vallée supérieure du Fraser. Ses ancêtres du côté maternel sont des colons d’origine anglaise, irlandaise et écossaise. Dans son travail artistique, M. Newman s’efforce de mettre en lumière les questions autochtones, sociales et environnementales en explorant les effets du colonialisme et du capitalisme, en exploitant le pouvoir de la vérité matérielle pour évoquer des souvenirs et déclencher l’émotion nécessaire pour provoquer un changement positif. Il souhaite également s’engager auprès de la communauté et intégrer dans son processus des méthodes innovantes issues des enseignements traditionnels et des visions du monde autochtones.
Parmi les faits marquants de sa carrière, citons sa sélection en tant que maître sculpteur du Cowichan 2008 Spirit Pole, une aventure l’a amené aux quatre coins de la Colombie-Britannique pour partager son expérience de la sculpture d’un totem de six mètres de haut avec plus de 11 000 personnes. Intitulée Dancing Wind, cette importante sculpture a été créée spécialement pour les Jeux olympiques de 2010 et installée au village des athlètes de Whistler. M. Newman a également présenté au Festival international du film de Vancouver un documentaire qu’il a écrit et coréalisé, et il a publié son premier livre. Il continue également à créer des œuvres pour des entreprises, des organismes gouvernementaux, des collectionneurs et des musées du monde entier, et leur prodigue des conseils.
Son œuvre la plus influente, La couverture des témoins, composée d’objets recueillis dans des pensionnats, des bâtiments gouvernementaux et des églises du Canada, traite du thème de la vérité et de la réconciliation. Cette œuvre fait maintenant partie de la collection du Musée canadien pour les droits de la personne.
- Newman a reçu la Médaille du service méritoire en 2017 et a été nommé à l’Ordre de la Colombie Britannique en 2018. Il est actuellement professeur Audain de la pratique de l’art contemporain du Pacifique Nord-Ouest à l’Université de Victoria.