Je suis une interprète inuite de katajjaq. Le katajjaq, ou le chant de gorge inuit, est l’interprétation des chants de notre souffle, inspirés des émotions de notre for intérieur; il s’agit de notre hommage à la puissance du monde naturel qui nous entoure. Je dois faire le tri parmi toute une gamme de sentiments et de pensées lorsque je songe à mes propres expériences liées à l’apprentissage et à l’interprétation du katajjaq en tant qu’Inuite en 2020.
Je pense d’abord à mes premiers souvenirs d’enfance, à ces moments où je riais avec ma sœur dans une tente en toile sur la toundra, alors que nous jouions ensemble en interprétant le katajjaq pour passer le temps. Je pense à mes ancêtres qui, en attendant le retour des chasseurs partis sur le bord de la banquise, inventaient ensemble des chansons et chantaient au rythme d’un lien que seul le fait de survivre et prospérer dans un environnement aussi extrême peut forger.
Je pense aux Inuites qui ont été humiliées parce qu’elles chantaient le katajjaq, et ce, il y a quelques décennies à peine. Je pense à la façon dont elles étaient considérées comme offensantes, immorales et malfaisantes pour avoir interprété des chansons que les femmes avant elles avaient chantées pendant d’innombrables générations. Je pense au fait qu’elles étaient ridiculisées, condamnées à des amendes et même menacées d’emprisonnement pour avoir chanté.
Je pense aux Inuites fortes qui ont travaillé sans relâche pour sauver le katajjaq alors qu’il était au bord de l’extinction. Je pense à ma propre méthode d’entraînement, à la difficulté d’apprendre, à la joie de maîtriser enfin des sons particulièrement difficiles, aux imitations et aux moqueries des enfants non inuits, à la solitude liée au fait d’avoir faim d’apprendre davantage et aux longs moments d’attente avant de trouver des femmes capables de m’enseigner.
Je pense aux non Inuits qui m’attrapent après les spectacles et tentent avec frénésie de me faire un chant de gorge tout en me suppliant de leur apprendre quelque chose avant que je ne quitte la salle. Je me demande pourquoi ils tentent si désespérément de maîtriser ce type de chant, de posséder quelque chose que tant d’Inuits ont presque perdu et que tant d’autres n’ont pas encore eu le privilège d’apprendre.
Je pense aux autres artistes autochtones qui se sont essayés au kattajaq en imitant des vidéos d’artistes inuites. Je pense à l’étrangeté, au caractère superficiel, à l’absence de contexte et de but, de perspective et de profondeur.
Je pense à la fois où je me suis entraînée très fort pour impressionner ma cousine, et où j’ai failli m’évanouir en faisant étalage de mes talents parce que j’étais trop excitée et que je n’ai pas pris le temps de bien respirer. Je pense à cette même cousine qui enregistrait ses chants de gorge sur des cassettes qu’elle m’envoyait par la poste pour que je puisse apprendre.
Je pense aux milliers d’heures passées à m’entraîner. Je pense au fait qu’on m’a déjà demandé d’offrir une prestation pour 50 dollars. Je pense au fait qu’on m’ait dit que de demander un montant forfaitaire, c’était exagérer.
Je pense aux artistes non inuits appartenant à de prestigieux collectifs musicaux à qui l’on offre des occasions de chanter nos chansons sans nous et à qui l’on attribue des prix et d’autres récompenses. Je pense à nos propres organismes qui remettent des prix, et à la reconnaissance des non Inuits comme interprètes du katajjaq inuit. Je pense à la « pan autochtonisation » et à toute la confusion et à la perte d’identité qui l’accompagnent.
Je suis souvent étonnée et déconcertée par ce périple. Parfois, je suis en colère. Je suis triste quand je pense aux chansons qui ont été perdues avant d’avoir pu être préservées. Je suis reconnaissante pour celles qui ont été sauvées et qui sont transmises. Je me sens incroyablement choyée d’avoir pu apprendre et d’apprendre encore.
Je suis peinée pour les Inuits qui souhaitent apprendre et qui n’ont pas encore eu la chance de le faire.
Je ris de bon cœur quand je pense aux jeunes Inuits qui viennent me voir avec leur téléphone pour enregistrer des chansons afin de pouvoir s’exercer une fois de retour dans leurs communautés. Je suis si fière d’eux. Je me demande à quoi ressembleront leurs parcours. Je me demande comment ils feront pour s’adapter à leurs réalités changeantes.
J’espère que ceux d’entre eux qui choisiront de devenir des artistes et de partager leur don avec le public seront traités avec respect, j’espère qu’ils seront payés adéquatement pour leur temps et qu’ils ne seront pas mis de côté, lors de prestations importantes, au profit de groupes connus bénéficiant d’influences empêchant les artistes inuits de tirer leur épingle du jeu.
J’espère que le katajjaq les remplira de joie, qu’il les ancrera dans la réalité, qu’il les rapprochera les uns des autres et qu’il aidera à panser les plaies causées par les pertes. J’espère qu’ils auront des moments de chant heureux où les contextes coloniaux s’effacent un instant, tandis qu’ils sont transportés dans l’intemporalité et que leurs voix résonnent aux côtés de celles qui les précèdent dans le rythme et le rire.
Inuksuk Mackay
Originaire de Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, et ayant ses racines dans la région de Kivalliq, au Nunavut, Inuksuk Mackay a grandi à la fois sur le territoire et en ville. Le fait d’avoir grandi dans des environnements aussi diversifiés donne à son art une esthétique unique. Mme Mackay est une écrivaine, une artiste, une photographe et une cinéaste inuite. Elle a joué dans une série de films créés dans le Nord, et a écrit et réalisé plusieurs films, dont le court métrage Little Man, qui a remporté le prix du public au Dead North Film Festival de 2017 avant d’être présenté dans des festivals nationaux et internationaux. Ses écrits ont été publiés dans plusieurs revues scientifiques prestigieuses, ainsi que dans de nombreuses publications axées sur les peuples autochtones, notamment Inuit Art Quarterly et Up Here Magazine. Mme Mackay est avant tout animée par le désir de voir une plus grande représentation autochtone dans toutes les disciplines. Sa passion pour l’art et son affection pour les jeunes du Nord se rencontrent dans le travail qu’elle fait auprès de FOXY, un programme d’éducation à la santé sexuelle basé sur les arts qui a remporté le Prix Inspiration Arctique de 1 000 000 $ en 2014. En tant que membre de plusieurs duos de chant guttural, Mme Mackay a participé à de nombreux spectacles de chant guttural traditionnel inuit, notamment le tout premier chœur de chant guttural, qui a été télévisé par le Réseau de télévision des peuples autochtones en direct d’Ottawa à l’occasion de la Journée nationale des peuples autochtones en 2017. Mme Mackay a abordé les sujets de la culture inuite et de l’importance des activités de remise en état dirigées par les Inuits lors d’événements nationaux et internationaux. Elle a également travaillé comme interprète au sein du groupe Quantum Tangle, lauréat d’un prix Juno, et se produit actuellement avec les nouvelles sensations du chant guttural, PIQSIQ, pour qui elle a écrit une nouvelle qui a été présentée comme livre audio dans leur dernier album Taaqtuq Ubluriaq: Dark Star. On peut également entendre Mme Mackay sur CBC Radio One parler de son expérience de jeune fille dans le Nord et de son cheminement vers une identité autochtone moderne.
« Puisque chaque nation autochtone dispose de lois, de coutumes et de traditions qui lui sont propres, il incombe aux membres de chaque nation d’affirmer leurs lois, coutumes et traditions respectives et de déterminer comment celles-ci continueront à s’appliquer et à fonctionner dans les contextes actuels et futurs. »