Écoutez pour entendre nos voix : préserver les enregistrements des langues et cultures autochtones

Jennelle Doyle, Delia Chartrand, Angela Code, Taylor Gibson, Michel Gros-Louis, Samara Harp et Lindsey Louis
2022

Depuis toujours, les musées, les archives et les autres institutions qui acquièrent, exposent et entreposent des éléments du patrimoine documentaire font un mauvais usage du contenu autochtone et se l’approprient indûment. En effet, ce contenu est généralement acquis par des spécialistes occidentaux qui toute leur carrière, ont étudié les peuples autochtones selon une perspective occidentale. Bibliothèque et Archives Canada (BAC) ne fait pas exception à la règle; toutefois, grâce à des initiatives comme Écoutez pour entendre nos voix, l’institution s’efforce de s’éloigner de cette tendance. Écoutez pour entendre nos voix offre à BAC la possibilité d’améliorer ses pratiques institutionnelles relatives au matériel autochtone, et d’assumer ses responsabilités quant à la façon dont l’institution a traité ce matériel depuis sa création. 

L’équipe responsable de l’initiative Écoutez pour entendre nos voix est composée de sept archivistes autochtones répartis un peu partout au Canada. Cette décentralisation a été un élément clé de l’initiative, car elle a permis à BAC d’offrir ses services dans les communautés plutôt que de demander aux représentants des communautés de venir les rencontrer. Les qualifications requises pour ce poste diffèrent de celles que doivent posséder les autres archivistes de BAC. Pour être admissible, il n’était pas nécessaire d’être titulaire d’une maîtrise; selon nous, cela donnait une réelle valeur à notre expérience en tant que personnes autochtones, ainsi qu’aux connaissances locales et traditionnelles que chacun de nous possède. Nous soutenons et défendons l’égalité des savoirs autochtones et occidentaux. En tant qu’archivistes autochtones, nous assurons l’équilibre entre les deux modes de connaissance et nous offrons une perspective culturelle sur les mondes autochtones du Canada, ce qui est nouveau pour BAC en tant qu’institution. En permettant au savoir occidental et au savoir autochtone d’être mises en valeur sur un même pied d’égalité, nous reconnaissons que le savoir autochtone est essentiel pour continuer à établir des relations entre l’État et les peuples autochtones. 

Cette initiative comporte deux principaux volets. Le premier volet consiste en un service de numérisation gratuit des enregistrements audiovisuels des langues et cultures autochtones; il est offert aux particuliers, aux communautés et aux organismes autochtones. Il n’y a pas de mandat en ce qui a trait à l’acquisition de matériel, comme c’est habituellement le cas pour les archives, ni de transfert de droits d’auteur, ce qui donne au particulier, à la communauté ou à l’organisme le plein contrôle sur la manière dont le matériel doit être partagé et stocké après sa numérisation. 

BAC ne conserve aucune copie du matériel numérisé par l’intermédiaire de son service de numérisation gratuit, ce qui va à l’encontre du rôle habituel des archives. Néanmoins, si un client exprime un besoin de stockage pour la conservation numérique d’un fichier maître, BAC lui offre une option de stockage en dépôt gratuit; il conservera une copie dudit fichier jusqu’à ce que le client soit prêt à le recevoir. Notre projet se distingue également par le fait qu’en général, lorsque BAC numérise du matériel, il est nécessaire que ce matériel soit accessible au public. Ce projet n’impose pas cette exigence et, encore une fois, il permet au client de partager son matériel du patrimoine documentaire avec le public de son choix. 

Le deuxième volet consiste en un programme de financement pour les organismes autochtones à but non lucratif afin d’aider à renforcer les capacités des communautés des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Cette voie de financement pourrait mener à l’embauche de membres de la communauté et favoriser une meilleure compréhension locale des archives, qui sont un ensemble de connaissances spécialisées conceptuellement très différentes des visions du monde autochtones. La question de l’option de financement était également extrêmement importante pour BAC, car il se peut que les éléments du patrimoine documentaire ne soient pas nécessairement une priorité d’investissement pour certaines communautés aux prises avec d’autres problèmes plus urgents, comme le manque d’eau potable et la pénurie de logements.

Ayant pris conscience des problèmes de connectivité des collectivités du Nord, BAC a envoyé deux des sept archivistes en visite dans les communautés, en compagnie du bibliothécaire et archiviste du Canada adjoint, pour discuter du projet et offrir de l’aide ou des précisions. Les communautés sélectionnées étaient Iqaluit (Nunavut), Kangiqsujuaq (Nunavik), Kuujjuaq (Nunavik), Tuktoyaktuk (Territoires du Nord Ouest) et Inuvik (Territoires du Nord Ouest). Ces visites ont également marqué le début de relations fructueuses et d’un engagement communautaire. De plus, certains des archivistes ont noué des partenariats avec des institutions locales afin de soutenir l’établissement de relations avec BAC et de favoriser le renforcement des capacités. Par exemple, l’une des archivistes régionales, établie au Manitoba, a organisé un atelier pour sa communauté sur les notions de base associées aux archives, et s’est également rendue dans les communautés voisines pendant la période de demande de financement afin d’aider les parties intéressées à remplir leurs demandes. 

Tous ces travaux continuent d’être guidés par les conseils du Cercle consultatif autochtone (CCA). Le CCA est un groupe d’experts des Premières Nations, des Inuits et des Métis qui donnent des conseils à l’institution sur la manière dont les initiatives autochtones doivent être menées afin que celle ci puisse apporter des changements au fur et à mesure de l’avancement des projets. Le CCA fait partie intégrante de cette initiative et de l’ensemble de BAC. En plus du CCA, BAC a mis en place un comité d’examen externe composé d’un nombre encore plus important d’experts autochtones afin examiner les demandes de financement que nous avons reçues pour le premier appel dans le cadre de Écoutez pour entendre nos voix. Ainsi, les candidats retenus ont été sélectionnés par des personnes qui comprennent les limites auxquelles sont confrontées les organisations autochtones ou les organisations situées dans des régions isolées. 

Dans l’ensemble, ce projet n’est qu’un morceau du casse tête pour BAC en tant qu’institution. Nous espérons que BAC continuera à s’engager dans un travail de collaboration, comme nous l’avons vu avec l’initiative Écoutez pour entendre nos voix. Nous espérons également que le travail que nous avons réalisé dans le cadre de cette initiative servira à éclairer les prochains projets menés par BAC. Cette collaboration est essentielle pour assurer la sécurité, l’intégrité et l’utilisation appropriée du matériel autochtone par les peuples autochtones, ainsi que l’accès à ce matériel, partout au Canada.

« Les musées ont la possibilité de servir de catalyseur pour redéfinir cette compréhension. L’inclusion doit être la première étape de tout processus afin de favoriser des partenariats souples et fluides avec les peuples et les communautés autochtones dans le cadre de notre travail, et de veiller à ce que ce ne soit pas les privilégiés qui dirigent les efforts. »

Jennefer Nepinak