S’orienter lorsque les délimitations sont floues et naviguer dans un monde en ligne sans frontière
Je suis artiste visuelle à temps plein depuis plus de 20 ans, et pendant cette période, j’ai eu la chance de travailler avec un certain nombre d’entreprises de vêtements, d’articles de mode et d’accessoires dans le cadre de collaborations, notamment avec The House of Valentino, Ela Handbags (sous la coordination de Holt Renfrew) et Manitobah Mukluks, avec qui j’ai également travaillé afin de créer une couverture Pendleton.
Dans toutes les instances où j’ai travaillé avec les créateurs de ces entreprises dans le cadre d’un processus de collaboration, j’ai eu le sentiment que l’on me respectait moi et que l’on respectait mon travail.
Toutefois, les événements qui ont suivi ma collaboration avec The House of Valentino n’ont pas été positifs, et c’est ce que je voulais transmettre à votre comité dans le contexte de l’examen de la question de la violation des droits d’auteur.
La collection de produits de Valentino arborant mes œuvres s’est révélée être très populaire à l’échelle internationale, et les morceaux de celle-ci ont été portés par plusieurs célébrités. Une bonne chose pour Valentino, mais pas vraiment pour moi.
Les designs de la collection de vêtements de Valentino ont été volés par des entreprises de contrefaçon, qui ont reproduit les morceaux et mon travail artistique afin de les vendre en ligne. Aujourd’hui encore, ces entreprises continuent à produire ces articles en masse par l’intermédiaire de boutiques en ligne établies à l’étranger.
Il est facile de créer une boutique en ligne, et il n’y a aucun moyen de savoir dans quels pays ces boutiques sont établies. Au début, je passais beaucoup de temps à écrire aux administrateurs de ces sites Web pour qu’ils retirent mes œuvres d’art pour cause de violation des droits d’auteur, mais dès que je réussissais à faire fermer des pages en faisant des pieds et des mains, trois nouvelles boutiques en ligne étaient créées pour vendre les mêmes produits. C’était comme jouer à ces jeux de foire où l’on frappe sur la tête de taupes avec un marteau. Je n’arrivais pas à suivre le rythme et j’ai abandonné.
Ces entreprises sont sans nom et sans visage. Par conséquent, mon travail est maintenant diffusé dans le monde entier d’une manière qui échappe totalement à mon contrôle.
C’est également le cas de mon art politique et de bannières que j’ai créées pour diverses initiatives de protection de l’eau et des terres. Même si j’ai spécifiquement offert ces œuvres particulières à des « militants et à des initiatives locales pour la protection de la terre et de l’eau », et ce, sans exiger de redevances, il y a eu quelques cas où des gens les ont repris et ont créé des boutiques en ligne pour vendre des t-shirts et des accessoires sur lesquels figuraient mes œuvres, et des personnes en tirent de gros profits. Jusqu’à présent, j’ai été en mesure de faire fermer certaines boutiques en ligne parce qu’elles se trouvaient en Amérique du Nord et que les entreprises retirent elles-mêmes les pages lorsque vous signalez une violation des droits d’auteur.
Je crains de partager des œuvres d’art en ligne parce qu’elles sont susceptibles d’être utilisées et reprises par n’importe qui et d’être imprimées sur n’importe quel objet. Le problème de la contrefaçon dans le domaine des arts n’est pas le même qu’il y a vingt ans. Grâce au commerce électronique et à l’impression sur demande, il est facile de voler les œuvres d’art d’autrui et d’en tirer profit. Et comme beaucoup de ces entreprises sont situées à l’étranger, un artiste n’a aucun recours pour les en empêcher.
Au sujet de l’appropriation
Il y a déjà beaucoup d’écrits sur le sujet de l’appropriation et de l’appropriation culturelle de l’art autochtone par des créateurs non autochtones que le présent comité a certainement examinés; je m’abstiendrai donc de commenter cette question ici.
Je souhaite contribuer – de manière utile, je l’espère – en posant des questions pour que nous puissions entamer une réflexion sur les domaines où les choses ne sont pas si facilement et clairement définies et mieux comprendre comment nous allons nous y retrouver d’une manière respectueuse de chacun. Par exemple, qu’est ce qui constitue une appropriation entre les peuples autochtones? À quel moment est-il approprié d’intervenir? Quelle forme doit prendre une telle intervention?
Dans toute l’île de la Tortue, les nations autochtones sont entrées dans une ère de revendication et de récupération de nos identités qui inclut des efforts de revitalisation de notre culture et de nos langues. Dans le cadre de ce processus, nous faisons le tri entre ce qui est à nous et ce qui ne l’est pas. À la suite des perturbations engendrées par le colonialisme, les pensionnats indiens et les multiples « rafles » d’enfants autochtones, des organismes panautochtones ont vu le jour il y a 40 à 50 ans, traduisant ainsi la nécessité pour les peuples autochtones de s’unir et de s’organiser sous de grandes bannières afin de faire valoir leurs droits. Cette affirmation sur le plan politique s’inscrit également dans le processus de revendication. Cependant, plus récemment, les gens vont encore plus loin dans la reconquête de leur propre communauté et de leurs traditions authentiques, tout en demeurant influencés par le travail des autres nations, comme c’est la tradition depuis des milliers d’années.
J’aime penser aux délimitations floues. Je pense aux choses qui ne rentrent pas toujours bien dans des petites cases bien définies. Je pense aux situations où les choses ne sont pas clairement établies.
Par exemple, les peuples autochtones – notamment les Ojibwés, les Cris et les Métis de l’île de la Tortue – ont adopté les motifs perlés de fleurs comme forme d’art, et d’autres nations autochtones les ont également intégrés à leur culture. Ainsi, les Tlingit et les Métis ont tous deux intégré ces motifs perlés de fleurs au velours noir de leur sac pieuvre. De toute évidence, le commerce et le mélange des cultures ont influencé ce choix. Est ce de l’appropriation? Les Métis pourraient ils revendiquer l’exclusivité des motifs perlés de fleurs? Bien sûr que non. Considérerions nous que les robes à franges, maintenant portées lors de danses par les nations à l’échelle de l’Amérique du Nord, constituent de l’appropriation lorsqu’elles sont portées par des personnes autres que des Ojibwés? Qu’en est il de ceux qui, traditionnellement, n’utilisaient que des tambours à main ou des hochets, mais qui ont reçu en cadeau un gros tambour pour leur pow-wow lors d’une cérémonie il y a 50 ans? Ou qu’en est il de la culture des pow wow qui comprend des chants pour la danse des herbes sacrées issues des Prairies qui sont aujourd’hui répandues à la grandeur du continent? Comment allons nous aborder le sujet de l’appropriation, et surtout, les accusations d’appropriation qui surgissent en cette année de la « cancel culture » entre les nations autochtones, en particulier là où, historiquement, les gens faisaient du commerce, échangeaient, se mariaient entre eux et partageaient les mêmes espaces géographiques?
Les gens renouent avec leurs racines. Ils renouent avec leurs racines après avoir été confiés aux services de protection de l’enfance et adoptés. Ils renouent avec leurs racines en prenant part à des cérémonies. Ils renouent avec leurs racines en s’intéressant à leurs langues. Ils renouent avec leurs racines après avoir été aliénés de leurs communautés et retrouvent leurs terres. Ils redécouvrent qui ils sont et, pour certains, il s’agit d’un long périple. Et ce qu’ils trouvent en cours de route, ce sont des morceaux ici et là, des dons des anciens ou des enseignements, qui ne proviennent pas nécessairement de leur propre peuple. Parfois, les artistes expriment des choses sans en connaître l’origine.
Alors que se poursuit cette ère de guérison des traumatismes passés, autant sur le plan individuel que collectif, nous devons faire preuve de gentillesse les uns envers les autres et être généreux dans notre apprentissage collectif de ce à quoi la véritable culture matérielle de notre nation ressemblera lorsque la poussière retombera.
Je tiens à m’assurer que nous n’emprunterons pas la voie du fondamentalisme en participant à cette culture très violente de dénonciation en ligne où l’on se montre du doigt. Je veux que nous prenions une pause et que nous nous demandions : « comment pouvons nous nous y retrouver dans ces zones qui ne sont pas si claires, dans ces frontières floues? » et « comment pouvons nous faire cela au sein de nos nations avec gentillesse, sans être violents les uns envers les autres? »
D’autre part, il y a des artistes autochtones qui ont été montrés du doigt parce qu’ils s’appropriaient les formes d’art d’autres peuples autochtones (p. ex. le chant de gorge inuit) et qui, lorsqu’ils ont été confrontés, ont continué à s’adonner à ces pratiques même si on leur avait demandé de ne pas le faire. Et là aussi, la question est de savoir ce que nous devons faire lorsque des personnes manquent de respect et continuent de s’approprier la forme d’art d’un autre peuple.
À l’avenir, je pense que le défi en ce qui a trait à l’appropriation au sein des peuples autochtones et entre eux sera de déterminer comment l’on peut concilier la protection de la culture et des formes d’art de nos nations tout en faisant place à de multiples ascendances, aux enseignements qui ont été donnés lors de cérémonie, et aux erreurs de bonne foi qui seront commises et rectifiées d’une manière qui ne détruise pas une personne ou son potentiel.
Je vous souhaite bonne chance dans vos délibérations.
Christi Belcourt
Christi Belcourt (Michif/Lac Ste. Anne, Alberta) est peintre, conceptrice, animatrice sociale, environnementaliste, championne de la justice sociale et passionnée des langues et du «land art», une forme d’art qui s’ancre concrètement dans la nature.
Ses tableaux se retrouvent dans de nombreuses collections publiques et permanentes en Amérique du Nord, dont celles du Musée des beaux-arts du Canada, du Musée des beaux-arts de l’Ontario, du musée Gabriel Dumont et de la Galerie d’art de Thunder Bay. Le Conseil des arts de l’Ontario a fait d’elle sa lauréate des arts autochtones en 2014. En 2016, elle a reçu le Prix du premier ministre pour les arts et le Prix du gouverneur général pour l’innovation.
Christi a aussi organisé plusieurs grands projets communautaires nationaux dignes de mention, dont Walking With Our Sisters, le Willisville Mountain Project, Nimkii Aazhibikong et diverses œuvres réalisées avec le collectif Onaman qu’elle a formé avec Isaac Murdoch et Erin Konsmo en 2014. Christi fait don des recettes de ses collaborations et de ses prix au Nimkii Aazhibikong, le camp permanent d’arts traditionnels et de langues autochtones qu’elle a fondé avec un petit groupe de personnes en 2017. Voué à faire revivre la langue anishinaabemowin, le camp offre aux aînés et aux jeunes des occasions de se réunir dans un milieu d’apprentissage où domine la nature.