L’appropriation et l’emprisonnement des chansons autochtones

Dylan Robinson
2022

Le document intitulé Music Inspired by Aboriginal Sources (2010) du Centre de musique canadienne (CMC) est une compilation effectuée par Jeremy Strachan qui répertorie les compositions des compositeurs du CMC dont les œuvres utilisent des histoires, des chansons, des mots et des récits oraux des peuples autochtones du Canada. L’essai d’Elaine Keillor écrit en 1991 intitulé Indigenous Music as a Compositional Source énumère d’autres compositions canadiennes qui utilisent la musique autochtone. Une grande partie du matériel source utilisé par les compositeurs apparaissant dans ces listes a été recueillie par des folkloristes, des ethnographes et des anthropologues sans que le protocole approprié (droit autochtone) qui régit quelles personnes peuvent chanter, raconter, parler et partager cette richesse culturelle ne soit documenté. Des générations de compositeurs, en plus des poètes, des écrivains et des artistes, ont supposé que ces chansons et ces histoires étaient disponibles simplement parce qu’elles apparaissaient dans des textes anthropologiques ou faisaient partie de collections de musées. Au moment même où les compositeurs exploraient l’utilisation d’histoires et de chants autochtones dans leur travail, les peuples autochtones se voyaient interdire de pratiquer leur culture, et souvent de chanter les mêmes chansons que celles que les compositeurs incorporaient dans leurs compositions. Parmi ces formes de censure, on peut citer le régime des pensionnats indiens qui a duré plus de 100 ans (des années 1870 à 1996), où des milliers d’enfants autochtones n’avaient pas le droit de parler leur langue et de chanter leurs chansons. De plus, pendant plus de 70 ans (de 1880 à 1951), l’article 3 de la Loi sur les Indiens du gouvernement canadien considérait les danses du Soleil, les chants et danses du potlatch ainsi que les danses d’hiver comme une infraction pénale, stipulant que « [t]out Sauvage ou autre personne qui participe ou assiste à la célébration de la fête sauvage désignée sous le nom de la “Potlatche”, ou à la danse sauvage désignée sous le nom de “Tamanawas”, est coupable de délit passible d’incarcération ». Cette histoire d’interdiction et de censure des chansons est l’héritage musical dont héritent non seulement les peuples autochtones du pays, mais aussi les organisations musicales. À l’instar du gouvernement, les établissements d’enseignement et les églises se demandent comment mettre en œuvre les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation; ainsi, les institutions musicales se doivent de tenir compte des séquelles laissées par les tentatives de génocide culturel et d’appropriation des chants autochtones.

« Cette histoire d’interdiction et de censure des chansons est l’héritage musical dont héritent non seulement les peuples autochtones du pays, mais aussi les organisations musicales. »

L’une des tentatives visant à remédier à ces séquelles a commencé en février 2017 lorsque Dylan Robinson, G̱oothl Ts’imilx Mike Dangeli, (Nisga’a, chef des danseurs Git Hayetsk) et Wal’aks Keane Tait (Nisga’a, chef des danseurs Kwhlii Gibaygum Nisg̱a’a) ont approché la Compagnie d’opéra canadienne (COC) et le Centre national des Arts (CNA) pour leur demander d’entamer un dialogue sur les réparations pour l’appropriation par Harry Somers d’une complainte Nisga’a ou limx ooy̓ (« Chanson de Skateen ») communément appelée l’aria « Kuyas » utilisée en ouverture de l’acte III de l’opéra Louis Riel de 1967. 

Le 19 avril, une réunion a été convoquée par Dylan Robinson et organisée par la COC. Durant celle ci, Mike Dangeli, Keane Tait, Dylan Robinson et Mique’l Dangeli ont échangé des renseignements sur le mésusage des chansons autochtones dans la musique classique canadienne, et dans l’opéra Louis Riel plus précisément. Recueillie par Marius Barbeau et Ernest MacMillan lors d’un voyage sur la rivière Nass en 1927, la complainte Nisga’a – ou limx ooy̓ – intitulée « Chanson de Skateen » a été mise en musique selon un texte cri par le compositeur Harry Somers. Selon le protocole Nisg̱a’a, limx ooy̓ doit être chanté uniquement par ceux qui ont les droits héréditaires appropriés pour le faire; chanter ces chansons dans d’autres contextes est une violation de la loi Nisg̱a’a et une forme de libération de leur esprit, ce qui peut avoir une incidence négative sur la vie des personnes qui la chantent et l’entendent. Bien que les travaux pour mettre en œuvre la forme d’action appropriée pour remédier à cette appropriation aient impliqué trois ans de travail entre la COC, le CNA, le gouvernement Nisg̱a’a Lisims et les exécuteurs testamentaires des successions de Harry Somers et de Mavor Moore, nous avons utilisé des façons plus directes pour tenir compte de ce contexte pour la représentation de 2017. L’une d’entre elles a été de faire en sorte que la continuité de la culture Nisg̱a’a soit présente dans les représentations des danseurs Git Hayetsk et des danseurs Kwhlii Gibaygum Nisg̱a’a à Toronto (COC) et à Ottawa (CNA). Une autre façon d’aborder ce contexte a été d’inclure un court texte dans les notes de programme de l’opéra Louis Riel

À la suite de cette rencontre, les collègues Nisga’a et les délégués du gouvernement Nisg̱a’a Lisims ont assisté à la représentation de l’opéra. Par ailleurs, j’ai été invité à discuter avec les membres du Conseil des Aînés du gouvernement Nisga’a Lisims concernant d’autres chansons Nisga’a enregistrées par Marius Barbeau et Ernest MacMillan qui ont également été utilisées dans des morceaux de musique classique. 

En transformant cette chanson en un aria pour orchestre et soprano, Harry Somers voulait produire quelque chose qui « sonne autochtone », ou comme l’a dit sa femme Barbara Chilcott, qui a une « connexion indienne » directe. Par contre, lors de la reprise de Louis Riel en 2017, les membres de la Nation Nisg̱a’a présents n’ont pas ressenti cette « connexion indienne » lorsqu’ils ont écouté l’opéra. On pourrait supposer, comme je l’ai fait avant de discuter avec mes amis et collègues Nisg̱a’a, que la transformation d’un limx oo’y traditionnel habituellement chanté par une seule voix masculine en un aria pour une soprano formée à l’opéra et accompagnée par un orchestre donnerait lieu à une expérience de distanciation affective en raison des fortes différences dans sa présentation. Pourtant, mes nombreuses conversations avec des auditeurs Nisg̱a’a ont révélé qu’en dépit des différences extrêmes de présentation, parce que la mélodie de la chanson était la même, elle portait en elle la même vie et le même impact spirituel que l’original. En fait, la combinaison de la mélodie avec la mise en musique de Harry Somers a accentué le caractère traumatisant de l’expérience pour les auditeurs ga’a, certains la décrivant comme une sensation de coup de poing au ventre, tandis que d’autres ont affirmé qu’elle leur avait donné la nausée. Les Nisga’a qui ont entendu le limx oo’y incorporé dans l’aria n’ont pas entendu une simple manipulation esthétique d’une mélodie par Harry Somers, ils ont plutôt entendu un violent démembrement de la vie. J’évoque cet exemple ici pour mettre en contexte la chanson originale et sa reproduction afin de montrer que la reproduction, la transposition en composition pour orchestre ou la reconstitution d’une chanson ne met pas fin à la vie qu’elle contient, mais que sa reproduction peut continuer à porter la vie de la chanson originale, même lorsque des changements importants sont apportés à sa présentation. En ce sens, un rapatriement complet avec l’intention de remédier à la violence épistémique contre la vie des chansons doit se faire en restituant toutes les copies, tous les enregistrements, toutes les publications – y compris les transcriptions de chansons –, toutes les partitions basées sur ces transcriptions et tous les cylindres de cire, étant donné que toutes ces versions portent en elles une vie et des conséquences spirituelles. 

En effet, c’est exactement ce que le Conseil des Aînés Nisg̱a’a Lisims a demandé : l’élimination complète de toutes les formes non autorisées du limx oo’y qui existent dans le monde aujourd’hui. Celles-ci doivent être supprimées de tous les livres, étagères, disques compacts et transcriptions, non seulement en raison de la violation des droits héréditaires de Sim’oogit Sgat’iin, chef héréditaire Isaac Gonu, Gisḵ’ansnaat (Grizzly Bear Clan) à qui appartient la chanson, mais aussi parce que ces diverses reprises de la chanson perpétuent la violence contre la vie de la chanson Nisg̱a’a. Je soulève ce fait ici, dans les pages de cet ouvrage, pour que vous, le lecteur, puissiez en prendre connaissance. Peut être possédez vous un enregistrement de cet opéra ou de la composition « Kuyas » de Harry Somers, dans laquelle le limx oo’y a aussi été utilisé; peut être possédez vous une version imprimée de la transcription d’Ernest MacMillan de la « Chanson de Skateen »; ou peut être encore l’interprétez vous dans le cadre de votre répertoire de chanteur. Si c’est le cas, la décision vous appartient quant à la manière dont vous allez honorer la demande du Conseil des Aînés Nisg̱a’a de cesser l’utilisation de ce chant et de mettre fin à toute diffusion ultérieure.

Lors de ma visite au Conseil des Aînés Nisga’a Lisims pour discuter des chansons Nisga’a utilisées dans des compositions, les membres du Conseil m’ont indiqué qu’ils n’avaient accès à aucune des chansons détenues par le Musée canadien de l’histoire. Cette situation est loin d’être exceptionnelle, et de nombreuses communautés et familles autochtones ignorent que certaines de leurs chansons sont conservées dans des archives de musée. Il est très ironique de constater que des ethnographes ayant recueilli des chansons autochtones, comme Marius Barbeau et Ida Halpern, ont mis ces chansons à la disposition des colons canadiens et des compositeurs au moment même où elles ont été cachées dans les archives des musées (sous forme de cylindres de cire, mais aussi plus récemment sous des formes numériques). Sans les efforts proactifs du personnel des musées pour mettre ces chansons en relation avec leurs propriétaires héréditaires légitimes, celles-ci demeureraient à jamais dissociées des communautés auxquelles elles appartiennent. 

À la suite de ma rencontre avec les membres du Conseil des Aînés Nisg̱a’a et après avoir appris qu’ils ne pouvaient accéder à leurs chansons, j’ai écrit ceci au Musée canadien de l’histoire : [TRADUCTION] « je ne veux tout simplement plus avoir l’impression que les chansons de nos nations sont emprisonnées dans les institutions; je ne veux plus que les chansons des Premiers Peuples soient prises en otage dans des pièces de musique classique; je ne veux plus entendre dire que les droits d’auteur sont invoqués par les musées pour refuser à un chanteur ou à un artiste autochtone le droit d’utiliser la chanson de sa famille comme bon lui semble; je ne veux plus entendre les membres des communautés autochtones me dire qu’ils n’avaient aucune idée que leurs chansons faisaient partie de la collection d’un musée ». Pour aller de l’avant dans leurs efforts visant à remédier au rôle qu’ils jouent dans l’emprisonnement de la vie des chansons autochtones (en plus des autres biens et ancêtres autochtones), les musées doivent repenser leur rôle non seulement en tant que chefs de file en ce qui a trait aux pratiques visant à rétablir le lien entre notre peuple, nos ancêtres et notre richesse culturelle, mais aussi en tant que chefs de file pour ce qui est de soutenir les peuples autochtones dans le processus visant à déterminer si les musées doivent conserver un quelconque accès aux enregistrements, ou aux autres biens détenus dans leur collection. Il s’agit là d’une action visant à s’engager en faveur de la souveraineté autochtone.

L’histoire Nisga’a de l’aria « Kuyas »

« Pour ce qui est du caractère impressionnant, rien ne se comparait à la chanson de Skateen… Les lamentations des endeuillés s’élevaient plaintivement et tombaient en décrivant des courbes descendantes, comme le vent dans la tempête. C’était la voix de la nature qui pleurait… J’ai entendu le Dr MacMillan dire, alors qu’il essayait de transcrire cette chanson à partir du phonographe : “Ces choses ne peuvent pas être écrites sur une portée, c’est tout simplement impossible”. Mais elles pourraient l’être, la portée étant un support sur lequel on peut fixer les sons et les rythmes, quels qu’ils soient, au moins approximativement. »

Marius Barbeau (1933)

Les auditeurs seront peut être surpris d’apprendre que l’aria d’ouverture de l’acte III commence par la chanson Nisg̱a’a décrite ci dessus par Marius Barbeau, et non par une chanson métisse. La « Chanson de Skateen » est l’une des milliers de chansons des Premières Nations recueillies par les ethnographes au début du XXe siècle. Un grand nombre de nos ancêtres étaient convaincus que le fait de partager leurs chants permettrait de les préserver pour les générations futures. Beaucoup ont accepté que l’on enregistre leurs chansons, croyant que la censure de la Loi sur les Indiens, qui interdisait d’interpréter nos chants et nos danses, entraînerait leur perte éventuelle. De 1880 à 1951, en vertu de l’article 3 de la Loi sur les Indiens, le gouvernement canadien considérait comme un délit le fait de chanter et de danser lors du potlatch et des danses d’hiver : « [t]out Sauvage ou autre personne qui participe ou assiste à la célébration de la fête sauvage désignée sous le nom de la “Potlatche” […] est coupable de délit passible d’incarcération ». 

Nos ancêtres ne savaient pas qu’en partageant leurs chansons avec des ethnographes pour les mettre en sécurité, elles risquaient d’être « insérées » sans leur consentement dans des compositions comme l’opéra Louis Riel. La « Chanson de Skateen », une chanson de la complainte Nisg̱a’a, a été utilisée par Harry Somers sans connaître le protocole Nisg̱a’a qui dicte que de telles chansons ne doivent être chantées qu’aux moments opportuns, et seulement par ceux qui détiennent les droits héréditaires de les chanter. Pour les Nisg̱a’a et d’autres Premières Nations de la côte nord ouest, le fait de chanter des chants de lamentation dans d’autres contextes est une infraction légale, et peut également avoir une incidence négative sur la vie des personnes qui les chantent et les entendent. 

Lors de la présentation de l’opéra Louis Riel par la Compagnie d’opéra canadienne (COC), des interprètes et des artistes Nisg̱a’a, Métis et d’autres Premières Nations se sont réunis avec des membres de l’équipe de production de l’opéra Louis Riel, de la COC et du Centre national des Arts (CNA) pour discuter du protocole de chant des Premières Nations et du mésusage des chants autochtones dans des compositions canadiennes comme l’opéra Louis Riel. Nos dialogues continus au CNA seront axés sur la façon dont les organisations des arts de la scène peuvent offrir un espace pour de nouvelles initiatives dirigées par des individus autochtones qui remédient aux histoires liées aux droits d’utilisation des chants et des histoires autochtones.  

Dylan Robinson (Stó:lō), professeur agrégé, Université Queen’s 

Wal’aks Keane Tait (Nisg̱a’a), chef, danseurs Kwhlii Gibaygum Nisga’a 

G̱oothl Ts’imilx Mike Dangeli (Nisg̱a’a), chef, danseurs Git Hayetsk

« Je ne veux tout simplement plus avoir l’impression que les chansons de nos nations sont emprisonnées dans les institutions; je ne veux plus que les chansons des Premiers Peuples soient prises en otage dans des pièces de musique classique. »

Dylan Robinson

Dylan Robinson

Dylan Robinson est un artiste et écrivain xwélmexw (Stó:lō/Skwah), titulaire de la Chaire de recherche du Canada en pratique d’art autochtone à l’Université Queen’s. Il est l’auteur de Hungry Listening (University of Minnesota Press, 2020) sur les formes d’écoute autochtones et coloniales.