L’œuvre de l’artiste anishinaabe Norval Morrisseau : reconstruire son héritage et son cercle d’admirateurs
Je suis une admiratrice inconditionnelle de l’artiste anishinaabe Norval Morrisseau. La plupart des gens diraient que je suis davantage une spécialiste qu’une admiratrice, mais les Mishomis de l’art autochtone contemporain m’ont profondément marquée au début des années 1980 et j’en suis fan depuis! Toutefois, dans le climat actuel, il est utile de porter les deux chapeaux à la fois, car l’héritage de M. Morrisseau est en péril, menacé par un marché inondé de faux de ses œuvres. Actuellement, je travaille de concert avec les membres d’un groupe composé d’autres admirateurs et spécialistes du travail de Norval Morrisseau afin de nous assurer qu’il a sa place dans l’histoire canadienne.
En tant que créateur à l’origine d’un nouveau courant artistique au sein de l’art contemporain autochtone, Norval Morrisseau a mis le milieu artistique canadien au défi de faire de la place à l’art autochtone et à faire réfléchir les Canadiens au sujet de l’esthétique autochtone, et a introduit la spiritualité dans un marché qui, en 1962, était dominé par l’art abstrait. Depuis sa première exposition à la Pollock Gallery au centre-ville de Toronto en septembre 1962, Norval Morrisseau a eu, par ses innovations radicales, une profonde influence sur des générations d’artistes et d’amateurs d’art autochtone. Au cours de sa vie, il a été admis à l’Académie royale des arts du Canada, a été décoré de l’Ordre du Canada et a obtenu un doctorat honorifique de l’Université McMaster. Pourtant, malgré l’importance incontestable de Norval Morrisseau dans l’histoire de l’art du Canada, peu de choses ont été écrites sur sa vie et son art.
Jusqu’à maintenant, le XXIe siècle a été particulièrement mouvementé pour les admirateurs de l’art de Norval Morrisseau. Outre l’exposition rétrospective Norval Morrisseau : artiste chaman présentée en 2006 par le Musée des beaux arts du Canada (MBAC), qui se veut sans contredit l’apogée de sa carrière, c’est principalement une série de reportages négatifs dans les médias sur des affaires judiciaires et des contrefaçons qui ont attiré l’attention du public. Un film documentaire, dont la première a été présentée en 2018, fournit des détails qui donnent à réfléchir sur les réseaux de contrefaçon qui font en sorte que les amateurs du travail de l’artiste se demandent si certaines œuvres sont vraies ou fausses. Toute cette publicité négative a eu des conséquences néfastes sur la place qu’on lui accorde dans l’art canadien.
Dans un effort visant à contrer l’incertitude croissante liée à son héritage et à célébrer les contributions de Norval Morrisseau à l’histoire de l’art à l’échelle nationale et internationale, le Morrisseau Project 1955 1985 a vu le jour en 2018. L’objectif de ce projet quinquennal est de donner à l’artiste la place qui lui revient parmi les grands artistes canadiens. Je dirige actuellement un groupe réunissant des spécialistes, des conservateurs et des membres de la Société du patrimoine de Norval Morrisseau, qui proviennent d’un peu partout au Canada, dans le cadre d’un projet de recherche de grande envergure mené à l’Université de Carleton et financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Ce projet à multiples facettes, qui rassemblera pour la première fois le plus grand nombre possible d’œuvres créées par Norval Morrisseau au cours des trente premières années de sa carrière artistique, nous permettra de réaliser une analyse approfondie de son importance et de mieux apprécier son art.
En intégrant des témoignages, des entrevues et des archives de membres de la communauté artistique autochtone à propos des inspirations de Norval Morrisseau, notamment son expérience de l’Expo 67 et son rôle au sein de la Professional Native Indian Artists Incorporation dans les années 1970, nous espérons mieux comprendre son rôle de leader au sein de ce mouvement artistique.
Nous savons que Norval Morrisseau a accueilli dans sa vie de nombreuses personnes qui l’ont aidé, que ce soit à titre de mentors, d’amis ou de mécènes, mais la collecte d’histoires et l’analyse des liens qui les unissaient permettront de mieux comprendre comment il a navigué dans le monde des arts à une époque où l’art autochtone contemporain n’était pas reconnu par tous.
La façon dont les récits et la narration visuelle alimentent le langage artistique de Norval Morrisseau sera analysée au moyen de consultations auprès des partenaires de la communauté anishinaabe et des membres de l’équipe, ce qui permettra de renforcer les concepts de compréhension relationnelle, de réciprocité et de transmission intergénérationnelle des connaissances présents dans son art et dans sa vie. Les questions concernant la façon dont Norval Morrisseau peignait, les lieux où il a peint, les fournisseurs auxquels il a fait appel et la manière dont ses gravures ont été réalisées pendant cette période de sa carrière n’ont toujours pas trouvé de réponse. Ses peintures et ses dessins dûment datés, ainsi que ses œuvres moins connues sous d’autres formes, seront analysées en profondeur par l’équipe et mises en relation avec les recoupements thématiques entre l’autoreprésentation, la politique, l’érotisme et la spiritualité découlant non seulement des enseignements des Anishinaabes, mais aussi de son exposition au christianisme et au mouvement religieux Eckankar. Ce n’est qu’après avoir fait ce genre de travail que nous pourrons pleinement apprécier tout le génie artistique de Norval Morrisseau.
Si l’étude de l’art de Norval Morrisseau est importante, l’effort de l’équipe visant à situer plus généralement son art dans le développement de l’art autochtone au cours de la période, contextualisé dans les styles dominants et les mouvements artistiques d’autres régions du Canada, l’est tout autant. Le fait de remettre en question et de documenter les façons dont l’œuvre de Norval Morrisseau a été rassemblée et placée dans des institutions artistiques publiques contribuera à faire avancer les efforts de décolonisation en cours au Canada et à l’étranger.
De toute évidence, il y aura beaucoup à faire dans les années à venir pour donner à Norval Morrisseau la place qui lui revient dans l’histoire de l’art. Heureusement, je ne suis pas sa seule fan; Norval Morrisseau jouit du soutien de nombreux admirateurs à l’échelle de l’île de la Tortue et au-delà, ce qui laisse présager que les choses vont bien se passer à l’avenir.
Carmen Robertson
Carmen Robertson, chercheuse d’origine écossaise et lakota, est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la culture visuelle et matérielle des peuples autochtones de l’Amérique du Nord à l’université Carleton d’Ottawa. Elle dirige le Morrisseau Project: 1955-1985, travaillant avec une équipe de chercheurs pour réaliser une étude exhaustive de l’art et de la vie de l’artiste anishinaabe Norval Morrisseau.